2. Les Croisades : une agression contre le monde musulman ?

L’accusation

Avec les Croisades, l’Église s’est rendue coupable d’agression envers le monde musulman, qui vivait dans la paix. Les croisés étaient des envahisseurs et des oppresseurs qui persécutaient les musulmans à cause de leur religion.

La réalité

La Palestine faisait partie du territoire de l’Empire romain depuis le Ier siècle avant Jésus-Christ. Lorsque le calife Omar s’empare de Jérusalem en 638, c’est une guerre d’agression, la conquête d’un territoire qui est sous domination impériale depuis sept siècles. Les États chrétiens tolèrent cette domination musulmane sur la Terre sainte tant que les envahisseurs respectent la liberté des pèlerins de se rendre à Jérusalem, malgré la menace réelle d’une invasion complète de l’Europe ; c’est seulement quand cette libre circulation des ressortissants chrétiens est interrompue que les États occidentaux, à l’appel du pape, décident de reprendre la Terre sainte occupée. Si la croisade fait l’objet d’un vaste consensus dans les sociétés occidentales, de nombreuses voix s’élèvent dans l’Église pour s’opposer à la guerre. Enfin, si la volonté de rendre possible le pèlerinage à Jérusalem est bien un mobile religieux, sur le terrain l’enjeu des Croisades est autant politique que religieux : on voit par exemple des musulmans s’allier aux chrétiens pour combattre d’autres musulmans.

Quelques exemples

  • Dans un texte célèbre, le chroniqueur syrien Usâma ibn Munquidh (1095-1188) décrit ses « amis templiers » qui, en temps de paix, défendent un musulman injustement molesté par un Franc nouveau venu[1] : pour les croisés, la guerre n’est pas une persécution envers les musulmans.

  • À l’inverse, la domination islamique sur la Terre sainte n’est pas un joug léger : en 1009, le calife Al-Hakim fait raser l’église du Saint-Sépulcre et force les chrétiens à embrasser l’islam[2] ; quand les Turcs prennent une ville tenue par des chrétiens, les massacres qu’ils commettent[3] n’ont rien à envier à ceux que commettent les croisés.

  • En 1115, le seigneur musulman de Damas Tughtekin fait alliance avec les Francs, à l’instar d’autres chefs syriens, pour s’opposer à l’hégémonie des Turcs séleucides sur la région : on voit bien que pour eux l’enjeu est strictement politique, et qu’ils ne vivent absolument pas la croisade comme une guerre religieuse.

  • Un ordre militaire hospitalier des croisades subsiste encore, l’Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, plus connu comme l’Ordre de Malte, une des plus grandes organisations de charité du monde : qui voudrait renier cet héritage ?

Quelques chiffres

  • Entre 5.000 et 10.000 victimes : en 1064-1065, les évêques allemands organisent un grand pèlerinage à Jérusalem, qui rassemble entre 7.000 et 12.000 personnes selon les sources ; sur ce nombre, 2.000 seulement en reviennent[4], les autres pèlerins ont été massacrés par les Bédouins - voilà un exemple parmi d’autres de ce qu’était la liberté de circulation en Terre sainte avant les croisades.

  • 15 ans : c’est la durée de l’occupation turque à Antioche (1084-1098) avant sa reprise par les croisés ; à titre de comparaison, quand la France a repris l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne, la domination allemande avait duré 48 ans (1870-1918), trois fois plus, et personne ne songe à parler d’invasion française !

Parole aux témoins, parole aux historiens

  • Jacques Heers (1924-2013), directeur des études médiévales à la Sorbonne, décrit le sentiment d’insécurité des chrétiens devenus minorité oppressée dans un pays qui a été le leur pendant des siècles[5] : « L'occupation d'une bonne part de l'Orient byzantin par les musulmans plaçait les chrétiens dans une situation particulière et, par beaucoup, jugée insupportable. (…) Les chrétiens, ceux d'Occident surtout, se trouvaient dépossédés, chassés de leurs principaux sanctuaires (…) ; ils ne pouvaient y prier qu'en étrangers, tolérés, rançonnés, parfois malmenés, en tout cas soumis à toutes sortes d'exactions et d'aléas, dans des pays livrés à de constants désordres, à des conflits dynastiques, aux exigences imprévisibles de chefs mal contrôlés. »

  • Saladin (1138-1193), le célèbre seigneur kurde, loue le zèle des croisés, et reconnaît qu’ils se battent avec désintéressement et ne font que défendre leur liberté religieuse[6] : « Pour défendre leur religion, les Francs n’ont pas hésité à prodiguer la vie et le courage et à procurer à leurs troupes impures toutes sortes d’armes de guerre. Et tous ces efforts, ils ne les ont fournis que par pur zèle envers Celui qu’ils adorent, pour défendre jalousement leur foi. »

  • Jean Flori (1936-2018), directeur de recherche au C.N.R.S., spécialiste des croisades, montre que les croisades n’ont jamais été pensées comme des guerres contre les musulmans[7] : « La première croisade n’est donc pas une guerre à l’islam en tant que religion. C’est une guerre de reconquête et de "libération de la Palestine". Ce n’est pas une guerre missionnaire : la conversion des musulmans n’est pas envisagée en tant que telle. (…) La conversion des musulmans n’a été envisagée que plus tard, à partir du XIIème siècle, lorsque la connaissance de l’islam s’est améliorée grâce à des traductions du Coran et des écrits arabes. »

  • Régine Pernoud (1909-1998), historienne médiéviste, parle de l’attitude des chrétiens francs vis-à-vis des femmes du Proche-Orient[8] : « Si la religion les oppose aux Sarrasins, la race, elle, n'est pas pour eux un obstacle. Dès qu'une sarrasine est baptisée, aucun chrétien ne refusera d'en faire sa femme. Le concept de race, grâce auquel les trafiquants d'esclaves au XVIe siècle tenteront de légitimer leur commerce, n'existe pas pour l'homme du XIIe siècle. »

Pour aller plus loin…


[1] Dans son Kitab al-I’tibâr, trad. André Miquel, Imprimerie nationale, 1983.

[2] Cf. Richard, Jean, « Face aux croisés », in L’Histoire, n. 337 (décembre 2008), pp. 52-55.

[3] Comme lors de la prise de Jérusalem en 1073.

[4] L’estimation du nombre de pèlerins au départ est de 7.000 selon le Chronicon de Marianus Scotus (n. 1086 dans les Monumenta Germaniæ historica), elle est de 12.000 dans les Annales de Niederaltaich, année 1065 ; le nombre de 2.000 survivants est dans le Chronicon (n. 1087).

[5] La Première Croisade, « Tempus », Perrin, 2002, p. 26.

[6] Lettre de 1191, citée in Aurell, Martin, Des chrétiens contre les croisades, « Histoire », Fayard, 2013.

[7] Idées reçues sur les croisades, Le Cavalier bleu, 2018, p. 29.

[8] Les Croisés, Hachette, 1959, p. 161.