4. Les Borgia : une Église décadente ?

L’accusation

À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, les papes et les évêques – en particulier les Borgia – étaient décadents ; ils vivaient dans la débauche grâce aux richesses que leur rapportait l’exercice du pouvoir et ne se préoccupaient plus du tout du message du Christ.

La réalité

À la fin du XIVe siècle et au début du XVe, l’Église est ébranlée par une crise institutionnelle sans précédent : le Grand Schisme d’Occident (1378-1417), qui voit s’opposer deux et jusqu’à trois papes en même temps. La papauté est prise dans des conflits politiques et des rivalités familiales (Borgia, Médicis, Farnèse, etc.), les différents partis en présence cherchant à faire grandir leur influence en plaçant des champions dans la carrière ecclésiastique. Ce contexte favorise l’accession au pontificat de clercs carriéristes, plus politiques que spirituels, et attachés à des intérêts privés ou diplomatiques. Ainsi, loin d’être le signe d’une décadence de la papauté liée à l’excès de richesse de l’Église et à l’exercice abusif du pouvoir, l’exemple des papes de mauvaises mœurs au XVe siècle révèle bien plutôt une période de faiblesse et de fragilité de la papauté, soumise à des intérêts temporels. Par ailleurs, si la papauté est en crise, cela n’empêche pas l’Église de voir fleurir un peu partout de nombreuses figures de sainteté : saints prêtres ou laïcs, demeurant attachés à l’Évangile dans un contexte difficile, et qui sont la résistance de l’Église contre le règne de la corruption.

Quelques exemples

  • Le XVe siècle est aussi le siècle de saints prêtres comme le dominicain saint Vincent Ferrier (1350-1419), le franciscain saint Bernardin de Sienne (1380-1444), ou le fondateur des Minimes saint François de Paule (1416-1507) ; et de saintes femmes comme sainte Jeanne d’Arc (1412-1431), sainte Françoise Romaine (1384-1440, connue pour ses œuvres de charité), sainte Colette de Corbie (1381-1447, religieuse), sainte Rita de Cascia (1381-1457, mère de famille puis religieuse) : en effet, si les papes ne se sont pas montrés exemplaires, jamais la sainteté ne s’est éteinte dans l’Église, et l’enseignement du Christ n’y a jamais été oublié.

  • C’est aussi à cette époque que le bienheureux Thomas a Kempis (1380-1471) rédige ou publie L’Imitation de Jésus-Christ, qui devient le livre le plus imprimé au monde après la Bible tout au long de la période moderne[1], le livre de chevet de tous les grands saints des siècles suivants, et qui expose l’exigence d’humilité et de pauvreté à laquelle tous les chrétiens devraient tendre.

  • Si la famille Borgia a donné les papes controversés Calixte III (1378-1458) et surtout Alexandre VI (1431-1503), il ne faut pas oublier qu’elle a aussi donné naissance à un saint : saint François Borgia (1510-1572), père de famille puis prêtre et supérieur général des jésuites ; c’est lui que l’Église nous donne pour modèle, en le déclarant saint, et non les autres !

  • À Rome même, sous le pontificat d’Alexandre VI, un parti favorable à la réforme existe : le cardinal Olivier Carafa (1430-1511), par exemple, prend la défense du célèbre prédicateur réformateur Jérôme Savonarole (1452-1498) avant sa radicalisation[2] ; et préside l’éphémère commission de réforme de la curie[3] instituée par le pape, même si celle-ci ne produit finalement aucun effet.

  • Le même Alexandre VI, tout en menant la vie dissolue qu’on lui connaît, favorise le courant réformateur en Espagne et en France, où il donne à François Cisneros (1436-1517) et Georges d’Amboise (1460-1510) d’importants pouvoirs.

Quelques chiffres

  • : il n’y a eu que 2 papes issus du clan Borgia (Calixte III et Alexandre VI), et une quinzaine de cardinaux ; parmi eux tous, seul Alexandre VI mérite vraiment la réputation qui entoure son nom, les autres Borgia scandaleux étant essentiellement des laïcs (César - nommé cardinal, mais qui quitte sa fonction très tôt - et Lucrèce).

  • 24 : c’est le nombre de couvents ayant adopté la réforme de la vie religieuse proposée par sainte Colette de Corbie (17 couvents féminins et 7 couvents masculins, en l’espace de 37 ans) à la mort de celle-ci, en 1447 ; trois ans avant, en 1444, Alphonse Borgia (futur pape Calixte III) a été créé cardinal et a inauguré la carrière familiale des Borgia à Rome - cette mise en parallèle rappelle que, si le XVe siècle est un siècle de décadence pour Rome, ce n’est pas un siècle de décadence pour l’Église.

  • 113 en 7 ans : c’est le nombre d’écoles fondées par saint François Borgia durant ses 7 années comme supérieur général des Jésuites (1565-1572)[4].

Parole aux témoins, parole aux historiens

  • L’abbé Christian-Philippe Chanut (1948-2013), historien, rappelle que le pape Alexandre VI, malgré sa vie dissipée, fut plutôt un bon administrateur pour l’Église [5] : « En dépit des excès du népotisme et du clientélisme qui n’étonnaient alors personne, Alexandre VI tint fermement et administra justement ses États, travaillant à l’équilibre de l’Italie ; il contenait les Turcs et encourageait la réformation ecclésiastique. »

  • Raphaël Carrasco (né en 1950), historien, dresse le même bilan : « Contrairement à ce que la légende noire antiborgienne a répandu, Alexandre VI fut loin de négliger sa mission apostolique, mais il est vrai que cet aspect de son pontificat n'offrait rien de bien juteux à se mettre sous la dent, aussi fut-il recouvert de propos dénigrants et peu charitables à propos du manque total d'intérêt de Borgia pour son éminent magistère. La réalité est cependant fort différente. Il nous suffira de souligner son action en faveur des ordres religieux (…), la défense de l'orthodoxie (…), le soutien à l'évangélisation des nouvelles terres découvertes par les Portugais et les Espagnols. »

Pour aller plus loin…

  • Brion, Marcel, Les Borgia, « Texto », Tallandier, 2011
  • Carrasco, Raphaël, La Famille Borgia. Histoire et légende, « Voix des Suds », Presses universitaire de la Méditerranée, 2013

[1] Delaveau, Martine & Sordet, Yann (dir.), Un succès de librairie européen, l’Imitatio Christi, Éditions des Cendres, 2012.

[2] Vauchez, André, « L'Église catholique peut-elle canoniser Savonarole ? Prophétisme et sainteté », in Études, n. 2008/9 (tome 409), 2008, pp. 207-217.

[3] Celier, Léonce, « Alexandre VI et la réforme de l’Église », in Mélanges d'archéologie et d'histoire, tome 27, 1907, pp. 65-124.

[4] Carrasco, Raphaël, La Famille Borgia, « Voix des Suds », Presses universitaire de la Méditerranée, 2013, pp. 203-233.

[5] « Les Borgia : l’Histoire réelle », in L’Homme nouveau, hors-série n. 4, 2011, p. 24.