Sur le plan de la vérité

L’Église a reçu du Christ la mission d’annoncer & de défendre la vérité, car le glaive de la parole de Dieu est à double tranchant : il ne suffit pas de dire le vrai ; il faut aussi dénoncer le faux.

Il faut « être capable d’exhorter & de confondre » (1 Ti 1,9)

L’Église l’a fait tout au long de l’histoire, d’une manière unique au monde, sans aucun équivalent, avec la manifestation d’un charisme très particulier qui s’est toujours révélé infaillible, juste et inspiré.

Pour être vrai, un discours doit rendre compte du réel dans toute sa complexité

Si vous décrivez un objet par une seule de ses caractéristiques (sa forme, ou sa taille, ou sa couleur), vous pouvez dire quelque chose de vrai, mais vous ne dites pas toute la vérité si vous omettez de dire tout ce qui est vrai, ou si vous ne décrivez pas l’objet dans toutes ses dimensions clés. Vous pouvez même en ce cas induire en erreur ; de même si vous proposez une seule explication à un phénomène historique, vous pouvez dire quelque chose de vrai, en passant à côté d’autres facteurs importants qui auraient dû être mentionnés, etc.

Par ailleurs, la réalité est toujours plus complexe que nos réductions et nos théories. Ce n’est d’ailleurs pas vrai que pour la philosophie, l’histoire ou la foi. C’est également vrai en sciences, où les chercheurs n’avancent qu’en affinant sans cesse les théories de leurs prédécesseurs.

Enfin, bien souvent, dans cette recherche de vérité, on en vient à mettre au jour deux aspects du réel qui peuvent paraître contradictoires. Un objet peut-il être carré & rond en même temps ? On serait tenté de dire non, mais en fait la réponse est oui.

C’est ainsi que celui qui cherche à tenir ensemble tous les aspects connus du réel s’approche plus de la vérité que celui qui ne parvient à en expliquer qu’une partie. Dans l’exemple de l’image ci-dessus, le cylindre sur l’image n’est pas carré ou rond, il est carré et rond, carré de face & rond de profil (ou l’inverse).

L’Église a toujours eu ce charisme particulier, ce sens de la foi (« sensus fidei ») qui la conduite à savoir tenir ensemble les différents aspects d’une réalité, même quand le vocabulaire ou les précisions conceptuelles nécessaires pour rendre compte de la cohérence globale de la doctrine n’étaient pas encore élaborés.

On retrouve ce « & » catholique dans la plupart des dogmes qui constituent la foi :

  • Dieu est Un & Trois ;
  • Jésus est vrai homme & vrai Dieu ;
  • Son Royaume est déjà là & pas encore manifesté ;
  • Marie est Vierge & Mère ;
  • L’Église est sainte & constituée de pécheurs ;
  • L’Écriture est vraiment Parole de Dieu & vraiment parole humaine ;
  • La foi est un don de Dieu & un acte de l’homme,
  • Etc.

Les logiques de simplification réductrices sont séduisantes mais fausses

Lorsqu’on invente une histoire, un mensonge, on cherche d’abord à être compris et cru par ceux à qui l’on s’adresse : on est ainsi porté à évacuer tout ce qui risque de dépasser leur entendement, tout ce que l’on peine à justifier. C’est aussi le cas lorsque l’on cherche à tout expliquer avant d’avoir fini de chercher, à tout englober dans un système à la mesure de l’intelligence humaine : on évacue tout ce qui sort de son système. L’Église a été confrontée à cette logique simplificatrice dès l’origine : quand les apôtres ont connu Jésus de Nazareth, ils ont bien reconnu en lui un homme comme eux, en tout semblable à eux, à l’exception du péché. Mais ils ont, en même temps, bien compris que Jésus se révélait aussi à eux comme étant Dieu, né du Père avant la création du monde, ne faisant qu’Un avec le Père, etc.

À vue humaine, il semblait impossible de tenir les deux : soit on est un homme, une créature, soit on est le Dieu, le Créateur.

  • C’est ainsi que, dès les premiers siècles, certains ont considéré que Jésus n’était pas vraiment homme, qu’Il n’avait pris qu’une apparence humaine (les « docètes »).
  • Inversement, d’autres ont dit qu’Il n’était pas vraiment Dieu, mais une créature toute spéciale de Dieu (les « ariens »), ou un homme adopté par Dieu (les « adoptianistes »).

Leur système n’était-il pas tellement plus simple à expliquer, et donc à prêcher ? Pour entraîner le plus de monde au christianisme, ne fallait-il pas rendre la doctrine chrétienne plus accessible ? À chaque fois pourtant, des évêques ont réagi en restant unis entre eux, autour de l’Église de Rome[1] tandis que ceux qui défendaient des systèmes nouveaux s’en séparaient : non, ce n’était pas là ce que les apôtres avaient enseigné. Même si l’on ne savait pas encore très bien expliquer comment on pouvait tenir les deux, on savait qu’il fallait le faire, car les deux étaient vrais.

Finalement, pour expliciter ces questions et tenir ces deux données ensemble, l’Église a dû faire appel à un vocabulaire nouveau, emprunté à la philosophie grecque, afin d’exprimer avec plus de nuances cette foi reçue des apôtres : l’unique Jésus, vrai homme & vrai Dieu est une « personne » possédant deux « natures » distinctes « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation », ainsi que l’exprimera finalement le Concile de Chalcédoine en 451.

C’est parce qu’il y avait d’abord une exigence de fidélité à la vérité de la Révélation que l’Église n’est pas tombée dans le piège de la simplification, et a été forcée d’approfondir toujours sa compréhension de la réalité, d’enrichir toujours son vocabulaire et son sens de la nuance, donnant ainsi naissance à un développement théologique absolument prodigieux, d’une richesse et d’une cohérence inouïes, et dans lequel des générations de croyants et de théologiens ont trouvé les délices de leur intelligence et de leur piété.

La grande question de la grâce & de la nature

Ce génie de l’Église se manifeste particulièrement dans l’équilibre et la finesse de la doctrine catholique sur les rapports entre « la grâce » & « la nature », c’est-à-dire entre l’action de Dieu dans le monde & l’action propre de l’homme et des créatures.

Un petit détour par la théologie est nécessaire pour comprendre ce point clé.

Tout au long de l’histoire, la tentation des chrétiens a été d’opposer l’une à l’autre : l’action de Dieu & l’action des hommes, la liberté de Dieu & la liberté des hommes :

  • soit Dieu agit en moi, me sauve, me guide, et alors c’est que je ne suis pas libre ;
  • soit c’est moi qui suis libre, c’est moi qui agis, et alors c’est que Dieu n’agit pas dans le monde.

Au IVe siècle, un moine nommé Pélage disait en substance : « Dieu n’agit pas en nous, nous sommes libres ; Dieu se contente de nous indiquer le chemin à prendre par sa loi et par l’exemple de Jésus, et il nous revient de l’emprunter. » Il est l’ancêtre spirituel de tous ceux qui se réclament simplement des « valeurs chrétiennes ». Au XVIe siècle, un autre moine, Martin Luther, disait au contraire : « C’est Dieu qui nous sauve par un acte purement gratuit de sa part ; les œuvres de notre liberté n’y sont pour rien. » Un personnage de Sartre résume cette opposition[2] : « Si Dieu existe, l’homme est néant ; si l’homme existe … ».

Les deux tendances semblent s’opposer ; pourtant, elles reposent toutes les deux sur la même erreur : elles considèrent que l’action de Dieu & l’action de l’homme s’excluent mutuellement, comme si elles se situaient sur le même plan. Ce serait ou Dieu, ou l’homme.

Ce qu’enseigne l’Église[3] au contraire, c’est que la liberté de Dieu se déploie dans & à travers la liberté des hommes. L’Église affirme à la fois le libre-arbitre humain & l’omnicausalité divine.

On peut prendre l’image du voilier : pour qu’un voilier avance, il faut que le vent souffle, mais il faut aussi que l’homme tende la voile ; les deux actions ne s’opposent pas, elles sont complémentaires.

Cette image est souvent attribuée à saint Augustin : « Dieu fournit le vent. À l’homme de hisser la voile ».

On peut aussi prendre l’image de la musique : quand un musicien joue de son instrument, la musique provient entièrement de l’instrument ; en même temps, elle est entièrement l’œuvre du musicien ; les deux ne sont pas sur le même plan.

Bien sûr, ces deux images sont imparfaites : l’image du voilier montre mieux la liberté de l’homme, mais elle a ceci d’imparfait que le vent agit toujours sur la voile de l’extérieur ; à l’inverse, l’image de la musique montre mieux comment Dieu peut agir en l’homme de l’intérieur, mais elle est imparfaite en ce que l’instrument de musique n’est plus libre, contrairement à l’homme en qui Dieu agit. Ce n’est pas ou Dieu ou l’homme, ou la grâce ou la nature ; c’est toujours Dieu & l’homme, la grâce & la nature.

S’il était nécessaire de s’y arrêter un instant, c’est que cette articulation, cette complémentarité entre la grâce & la nature se retrouve dans beaucoup d’autres questions.

On peut l’appliquer, par exemple, à la Bible. Grâce à l’étude historique, nous comprenons de mieux en mieux le processus de rédaction des livres de la Bible : à quelle époque ils ont été rédigés, dans quel contexte, etc. Nous cherchons à connaître l’état de la culture de l’époque, pour mieux comprendre ce que les auteurs ont cherché à exprimer avec leurs mots. Et en même temps, nous croyons que tout ce processus est l’œuvre de Dieu : c’est Dieu qui parle au cœur de l’homme et se révèle à lui, c’est Dieu qui accompagne la transmission orale des histoires, qui inspire le choix des mots, etc. C’est ainsi que nous croyons que la Bible est en même temps pleinement une œuvre humaine & pleinement Parole de Dieu :

  • Si donc vous dites : « la Bible est une œuvre humaine », vous avez raison ;
  • si vous dites : « elle n’est qu’une œuvre humaine » ; vous avez tort.
  • À l’inverse, si vous dites : « la Bible est Parole de Dieu », vous dites vrai ;
  • mais si vous dites : « elle n’est que Parole de Dieu, dictée à l’homme », vous caricaturez.

On peut l’appliquer aussi à la foi, qui à cause de l’articulation entre la grâce & la nature, est à la fois un don de Dieu & aussi un acte pleinement humain.

Il beaucoup d’autres cas qui semblent aussi relever de cette articulation de la grâce & de la nature :

  • Dieu est cause première de tout & l’homme et la nature agissent comme causes secondes,
  • Dieu est providence & l’homme coprovident pour lui-même et pour les autres,
  • Dieu convertit & l’homme participe,
  • L’homme reçoit le Ciel par pure grâce & il le mérite aussi,
  • Il se confesse en prenant une ferme résolution & en implorant le secours de la grâce
  • Dieu jugera à la fin des temps & l’homme choisit lui-même son destin,
  • L’homme est à la fois prédestiné[4] & libre,
  • Dieu connaît l’avenir auquel nous sommes prédestinés & nous restons entièrement libres,
  • Dieu endurcit le cœur de pharaon & pharaon s’endurcit tout seul,
  • La volonté de Dieu s’accomplit toujours & cependant l’homme ne l’accomplit pas toujours,
  • Dieu est roi et maître de l’Histoire & il faut des responsables sur terre,
  • Il y a l’ordre spirituel & l’ordre temporel
  • Le Pape est « Vicaire du Christ » & l’Empereur est « Lieutenant du Christ » 

Les structures et la marche de l‘Univers semblent parfois relever d’un mode de fonctionnement proche :

  • L’Univers est partiellement soumis au hasard & ordonné, programmé, parfaitement réglé avec « mesure, nombre et poids » (Sg 11,20)
  • Il est à la fois Création de Dieu & évolution de la nature,
  • Il est rempli de chaos & d’harmonie,
  • Il y a la matière & l’esprit,
  • Le charnel & le spirituel,
  • L’homme est à la fois corps & âme ou esprit, ou plutôt âme & esprit, selon la juste distinction juive reprise par la tradition chrétienne[5],
  • Sa pensée est gérée par le cerveau & elle est capable d’autonomie, de liberté,

Mais le « & » caractéristique du génie catholique ne se limite pas à la question des rapports entre la grâce & la nature.

Dans d’autres cas, il y a 2 pôles qu’il en faut jamais oublier pour bien décrire le réel

Il ne s’agit plus ici de l’action mystérieuse de la grâce de Dieu à travers la nature, mais de l’ordre spirituel et temporel créé, voulu, institué ou suscité par le Créateur.

On retrouve cela, par exemple, quand on médite sur le mystère de Marie. Dans un de ses poèmes, Charles Péguy décrit la Vierge Marie, « celle qui est infiniment grande, parce qu’elle est infiniment petite »[6].

  • En effet, si vous parlez de la Vierge Marie comme de la Reine des cieux, comblée de la gloire de Dieu, médiatrice de toutes ses grâces, vous dites vrai ;
  • Mais c’est à condition de ne pas oublier que si elle est tout cela, c’est parce qu’elle est aussi l’humble servante, qui s’efface toujours derrière son Fils et ne recherche pas d’autre gloire que celle de Jésus.

Ici, c’est l’articulation entre l’infiniment grand & l’infiniment petit en Marie qui est fécond et qui rend compte de son mystère sans le défigurer.

De même, elle est infiniment riche, parce qu’elle est infiniment pauvre ; elle est montagne & abîme ; Reine & servante ; épouse & inépousée ; fontaine scellée & Mère de tous ; Vierge & féconde ; Secret du Roi & célébrée par toutes les générations ; infiniment bienheureuse & infiniment douloureuse.

La figure de Marie est un cas d’école, car elle montre bien comment la seule démarche scientifique est souvent incapable de rendre compte du mystère dans sa totalité. La science historique et l’étude biblique peuvent dire déjà beaucoup de choses de Marie mais par la sagesse de l’Église, par sa liturgie, par ses saints, par ses mystiques et dans la dévotion des fidèles, on peut aller beaucoup plus loin dans la découverte de son mystère immense et fondamental. Comme le chante la liturgie byzantine[7] : « Tu conduis les philosophes aux limites de leur sagesse … Tu mènes les savants aux frontières du raisonnement … Toi devant qui les esprits subtils deviennent hésitants … Toi devant qui les littérateurs perdent leurs mots … Toi devant qui se défont les raisonnements les plus serrés … »

De même, saint Joseph est à la fois l’humble charpentier de Nazareth & le Fils de David, le prince « de la descendance et de la maison de David » (Lc 2,4) ; avec lui Marie vit un mariage virginal & fécond.

De même, saint Paul décrit les apôtres comme à la fois tristes & joyeux, pauvres & riches, ne possédant rien & possédant tout (2 Co 6,10), surabondant de joie & vivant des tribulations (2 Co 7,4).

Il y a d’autres exemples de réalités créées entre 2 pôles à toujours garder à l’esprit :

  • L’homme est poussière & image de Dieu
  • Il est doué d’intelligence & de volonté libre,
  • Ses talents lui viennent de l’inné & de l’acquis,
  • Ses connaissances lui viennent de ses sens & de sa capacité d’abstraction
  • Il y a aussi le qualitatif & le quantitatif
  • Le personnel & le communautaire
  • Il y a en l’humanité le masculin & le féminin
  • L’homme et la femme sont ainsi égaux & différents
  • Il y a l’Ancien Testament & le Nouveau testament
  • L’Église est composée d’une tête (Jésus) & de membres (nous)
  • Il y a en elle la hiérarchie & le peuple de Dieu,
  • Elle vit d’un équilibre fructueux entre primauté & collégialité
  • Le pape est le pontife suprême, le pasteur universel & il est aussi l’évêque de Rome
  • L’Église est le nouvel Israël & l’ancien Israël n’est pas « rejeté »[8] mais reste « bien-aimé »[9]
  • Elle est le nouveau peuple de Dieu & les juifs sont toujours le peuple de Dieu
  • Hors de l’Église point de salut & on peut être sauvé sans appartenir formellement à l’Église, les non chrétiens peuvent être sauvés
  • Qui n’est pas contre vous dit Jésus est « pour vous » (Lc 9,50) & qui n’est pas « avec lui » est « contre lui » (Mt 12,30), car qui n’amasse pas avec lui « disperse » (Lc 11,23)
  • Il y a le Créateur & la Création
  • Les mystères de l’Univers sont immenses et ils nous dépassent & il existe des points d’appui solides qui nous permettent de connaître Dieu et d’accéder à la certitude de la foi
  • Le monde ne se comprend pas si on n’y voit pas à la fois le bien & le mal
  • Le bon grain & l’ivraie
  • La paille & la poutre
  • Dieu est Créateur & Sauveur
  • Il ne faut pas oublier la Passion & la Résurrection
  • Les deux grands mystères sont l’Incarnation & la Rédemption

Fondamentalement, on peut aussi dire que le chrétien possède la vérité & ne la possède pas, étant plutôt possédé par elle. Évidemment, on n’aura jamais fait le tour du mystère de Dieu, et il serait absurde de prétendre pouvoir l’enfermer dans nos définitions ; il faut bien plutôt se laisser posséder, englober, conduire par la vérité que de prétendre l’envelopper nous-mêmes. En même temps, quand on a la chance de connaître Dieu, il ne faut pas se montrer ingrat, et enfouir cette lumière sous le boisseau. Comme le disait Pascal[10] : « Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. »

Il y a aussi des contradictions apparentes qu’il faut savoir surmonter sans les gommer

Par exemple :

Dieu est-il incompréhensible ou connaissable ? Il faut tenir les deux …

  • On ne peut pas comprendre Dieu au sens d’en faire le tour, de le contenir ou de le dépasser, et d’une certaine façon, on ne peut rien dire sur Dieu (théologie apophatique[11])
  • En même temps, Dieu est connaissable, on peut dire des choses vraies sur Lui, par la raison et par la révélation.

Dieu est-il immuable ou s’est-il incarné ? Il faut tenir les deux …

  • La philosophie établit que Dieu est acte pur, c’est-à-dire immuable : il ne change pas, ne meurt pas, n’évolue pas...
  • Mais, en même temps, Marie est bien Mère d’un Dieu qui grandit, qui apprend des savoirs humains qui compatit, qui meurt, et qui pourtant est véritablement Dieu.

Dieu souffre-t-il ? Il faut aussi tenir les deux :

  • Dans l’Ancien Testament, on voit Dieu qui parfois n’est pas content, qui a des sentiments, qui aime, avec ce que cela implique de vulnérabilité, laquelle est propre à tout amour.
  • Mais il est vrai aussi que Dieu ne souffre pas comme quelqu’un qui perd ce qui lui est cher, ou se voit mutilé, diminué et près d’être anéanti, avec la frustration et l’angoisse que cela implique : il faut expliquer que Dieu nous dépassera toujours et que si Dieu ne peut pas être limité, il n’est pas pour autant indifférent, qu’il peut être blessé sans rien perdre de son intégrité.

Donc, en définitive, oui, Dieu souffre, & non, Dieu ne souffre pas.

Autres contradictions apparentes :

  • À l’heure des ténèbres Dieu abandonne Jésus & il ne l’abandonne pas
  • L’homme est pécheur & pardonné s’il accepte et demande le pardon offert

Ces contradictions apparentes ne sont pas propres à la théologie. Elles se retrouvent dans l’Univers et dans bien d’autres aspects du réel, notamment dans la mécanique quantique, fermement établie scientifiquement :

  • la lumière est à la fois onde & corpuscule (dualité onde-corpuscule)
  • on ne peut connaître parfaitement en même temps la position & la vitesse d’une particule (principe d’indétermination d’Heisenberg)
  • un objet quantique peut être à la fois dans un certain état propre - par exemple une vitesse de 1.000 km/s - & dans un autre état propre, - par exemple 2.000 km/s - (principe de superposition)
  • il peut être avec une certaine probabilité à la fois d’un côté d’un mur & de l’autre côté (effet tunnel)

Ainsi ce & paradoxal, - qui pouvait sembler curieux, depuis des siècles, dans cet enseignement sur la Révélation que l’Église nous transmet de la part du Créateur -, ne peut plus être considéré comme a priori contraire à la réalité tangible, depuis que la science, par la physique quantique, a découvert dans la Création des réalités tout aussi paradoxales et outrageantes pour notre bon sens, lequel n’est finalement qu’un sens commun ne pouvant aborder de plain-pied les réalités surnaturelles, ni même certaines réalités spirituelles.

La vie morale est enfin le lieu privilégié d’un autre « & » catholique

Il y a là aussi plusieurs binômes essentiels, à rechercher pour avoir une attitude juste et équilibrée :

  • prier & travailler : Dieu nous demande de prier sans cesse et de tout attendre de lui, mais il a aussi choisi de compter sur nos œuvres pour agir dans le monde. Il faut apporter nos cinq pains et nos deux poissons & c’est seulement par ces dispositions que le Seigneur va les multiplier (cf. Jn 15,1-6). Il faut, comme le dit la formule ignacienne : « Agir comme si tout dépendait de nous, prier comme si tout dépendait de Dieu »[12]. Si on ne fait que prier sans faire ce qui est en notre pouvoir, on est un illuminé ; et si on ne fait qu’agir sans prier, on est un païen… L’Évangile suggère qu’il faut être à la fois Marthe & Marie, même s’il y a un primat de la prière puisque « Marie a choisi la meilleure part » (Lc 10,42)
  • loi & liberté, lettre & esprit, texte & interprétation : tout au long de son ministère, Jésus a polémiqué avec les pharisiens au sujet de l’observation de la Loi. Comme tous les prophètes avant lui l’avaient déjà dit, il rappelait que c’est l’orientation du cœur qui plaît à Dieu, et non l’observance formelle de la règle ; en même temps, si l’homme prétend être tourné vers Dieu, mais qu’il s’affranchit de toute règle objective et qu’il ne fait pas les œuvres de Dieu, c’est qu’il y a un problème.
  • amour & vérité : assener la vérité brute, sans compassion, sans écoute, sans intérêt pour la situation particulière des personnes, fait parfois plus de mal que de bien ; à l’inverse, refuser de dénoncer le mal pour ne pas faire de la peine, laisser les gens dans l’erreur, les laisser se perdre sous prétexte d’amour, on voit bien que ce n’est pas véritablement de l’amour et ce n’est pas rendre service. La vérité est donc essentielle, même s’il y a un primat de l’amour.
  • dialogue & annonce : l’annonce de la vérité seule est trop sèche. Pour que le message parle davantage au cœur de l’interlocuteur, il est aussi important de se connaître d’abord l’un l’autre et d’établir une relation de confiance ; mais si l’on ne s’en tient que là, et si l’on n’assume pas d’annoncer la foi comme vérité, on ne respecte pas l’autre, on prive l’autre de la possibilité de connaître la vérité qu’on pourrait lui apporter, et on se rend infidèle au commandement de Jésus. Il faut charité & évangélisation de même qu’il faut à une voiture pour avancer moteur & essence : jamais l’un sans l’autre.
  • paroles & actes : le discours seul ne suffit pas, pas plus que l’action seule. Le Christ a parlé & agi et ses disciples sont appelés à avoir la même cohérence, par le témoignage de leur parole & par leur témoignage de vie.
  • Il faut enfin toujours bien distinguer les personnes & les idées comme l’enseignait déjà le pape Jean XXIII : « C’est justice de distinguer toujours entre l’erreur & ceux qui la commettent »[13].

Il y a ainsi bien des équilibres à maintenir et des antinomies à tenir pour rester dans la vérité :

  • L’homme est invité à aimer Dieu & son prochain
  • Pour se guider, il a sa vie intérieure & le magistère de l'Église : jamais l'un sans l'autre.
  • L’homme et la femme sont égaux & l’homme est le chef de famille
  • Les femmes doivent être soumises à leur mari & les maris doivent aimer leur femme (Col 3,18)
  • Les enfants doivent obéir à leurs parents & les parents ne doivent pas exaspérer leurs enfants (Col 3,20)
  • Il faut honorer son père et sa mère « pour être heureux et avoir longue vie sur la terre » (Ep 6,2-3) & les « haïr » (Lc 14,26) aussi, c’est-à-dire ne jamais refuser à Dieu la première place qui lui revient.
  • Il y a la loi & la jurisprudence,
  • Le texte & son interprétation
  • Il faut être à la fois conservateur & progressiste, un bon disciple sachant tirer de son trésor « du neuf & de l’ancien » (Mt 13,52)
  • Il faut tenir compte du logos (raison) & du pathos (sentiment)
  • Il faut regarder le ciel & la terre
  • L’homme est éclairé par la foi & par la raison qui sont comme « les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité »[14],

L’œuvre de Dieu et l’Église fonctionnent aussi sur des complémentarités fondamentales à ne pas oublier :

  • Il y a le sacerdoce ministériel & le sacerdoce baptismal ;
  • Il y a des prêtres & nous sommes tous prêtres
  • Il y a des prophètes & nous sommes tous prophètes
  • Il y a des rois & nous sommes tous rois

Enfin, en matière de morale, les Anciens disaient que la vertu se situe ordinairement entre deux contraires, l’excès & le défaut, le trop & le pas assez [15].

  • Le courage, c’est de n’être pas lâche ou trop pusillanime & de n’être pas non plus complètement téméraire et de faire n’importe quoi.
  • La tempérance, c’est de n’être pas trop retenu & pas trop excessif non plus…
  • La générosité, c’est de n’être pas avare & de n’être pas prodigue pour autant.
  • L’humilité, c’est de n’être pas orgueilleux & pas dans le mépris de soi-même non plus.
  • La politesse est le juste milieu entre obséquiosité & grossièreté.
  • La pudeur se situe dans la juste mesure entre l’impudicité & la pudibonderie.
  • La respect est entre l’indifférence & la curiosité.

L’attitude morale juste est souvent une recherche d’équilibre entre deux excès potentiels.

C’est ce qu’on appelle la prudence « régulatrice de toutes les vertus qui ordonnent la vie individuelle & sociale » [16]

Signalons enfin un dernier « & » : on n’est jamais catholique et rien d’autre

On est toujours catholique & autre chose, en fonction du temps et du lieu où l’on vit, des activités que l’on a jusque dans le domaine profane : catholique & Français, Belge, Chinois ; catholique & père, mère de famille ; catholique & artiste, pompier, ouvrier ; catholique & amateur de bière, de jazz ou de randonnée … La foi ne retire pas du monde. Même les cloîtrés ne deviennent pas des anges. Appartenir à l’Église, c’est garder son identité : ses racines, son milieu, sa personnalité, ses singularités … Tout cela n’est pas fondu dans un moule unique, mais littéralement épanoui, parce que, si Dieu nous aime tous, il aime chacun de nous comme il est.


[1] Eglise qui « préside à la charité » comme l’enseignait saint Ignace d’Antioche dès le deuxième siècle (Épitre aux romains)

[2] Dans Le Diable et le Bon Dieu.

[3] La Bible témoigne aussi de ces deux réalités : L’homme est libre (par exemple : « Dieu a laissé l’homme à son propre conseil » selon Siracide 15,15) & Dieu est maître de l’Histoire, qu’il conduit comme il veut (par exemple : « Le Seigneur mène toutes choses au gré de sa volonté » selon Éphésiens 1,11)

[4] Dieu est omniscient et connaît ce qui pour nous est encore le futur : « Tout est ouvert devant ses yeux » (Hb 4,13).

[5] cf. Saint Hildegarde

[6] Dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu.

[7] Hymne acathiste à la Mère de Dieu.

[8] Rm 11,2

[9] Rm 11,28

[10] Pensées, n. 275 (éd. Sellier).

[11] La théologie apophatique définit Dieu à partir de ce qu’il n’est pas pour signifier qu’il est au-delà de tous nos concepts. Elle affirme ainsi qu’il est inconnaissable, invisible, immatériel, infini, …

[12] Cf. Pedro de Ribadeneira, La vie de saint Ignace de Loyola

[13] Jean XXIII, Encyclique Pacem in Terris, le 1 mai 1963, au paragraphe n°158

[14] Jean-Paul II, encyclique Fides et Ratio, 14 septembre 1998.

[15] « In medio stat vertus »

[16] selon Jean XXIII dans l’encyclique Pacem in Terris, 1963, au paragraphe n°160